Témoignage de Jean-Paul Mahoro
Après quelques jours passés dans un centre fédéral d’enregistrement (ex : CERA Vallorbe) un permis de séjour catégorie N est octroyé aux R.A. Ils sont ensuite confiés à d’autres offices cantonaux qui sont, par le biais d’assistants sociaux, tenus de « dispenser des cours de sensibilisation supposés permettre aux requérants qui devront ultérieurement vivre en appartement de connaître les us et coutumes de la société d’accueil, ainsi que les principaux usages locatifs ». Dans le canton de Neuchâtel, c’est l’OARA (Office d’Accueil des Requérants d’Asile) qui est chargé de cette tâche. Celui-ci « les attribue à l’un des deux centres de 1er accueil qu’il gère » (Les Cernets ou La Prise-Imer, à l’époque), puis gardés bien en dehors des villages et des agglomérations (pendant au moins 6 mois, aujourd’hui).
J’ai ainsi passé mes premiers mois d’exil en Suisse, aux Cernets. De ce fait, je salue et j’ai été témoin oculaire du travail énorme qu’effectuent les assistantes sociales chargées de ces cours de sensibilisation. Pourtant, elles en conviendraient sans doute avec moi, l’impact de ces cours, donnés certes avec tant de dévouement, est quasi nul. Et cela, pour les compréhensives raisons suivantes :
a) Près de 90% des R.A. hébergés là ne comprennent pas le français ou ont un niveau de français extrêmement faible.
b) Même si un tout petit nombre d’entre nous comprenons la langue, nous sommes, à ce stade de notre exil, encore imbibés par l’état de choc qu’a généré cette récente expérience traumatisante parsemée de multiples embûches et périls qu’est l’exil. Ce tourbillon d’horreurs encore tellement présent dans nos esprits perturbe la plupart de nos facultés de concentration et de compréhension.
Pourtant, c’est dans ce petit centre isolé et tranquille des montagnes, que petit à petit, une lueur d’espoir et d’optimisme commence, pour nous, à renaître. Car à en croire aux affirmations de nos assistant(e)s sociaux(ales), nous aurons bientôt à vivre dans des villes, dans nos propres studios. Nous pourrons œuvrer à trouver du travail, faire des connaissances, suivre des formations… bref, mener une vie ordinaire, comme tout le monde. Ainsi, tout heureux de pouvoir bientôt récupérer enfin une vie normale perdue, nous attendons, non sans impatience mais avec sérénité, le jour de ce transfert du salut.
Mais, hélas, arrivés dans ces villes nous devons très vite déchanter car nous nous rendons rapidement compte que nos aspirations et les bienveillantes déclarations de nos cher-e-s assistant-e-s sont presque utopiques.
En effet, quatre obstacles de taille se dressent sur nos chemins et annihilent du coup tout notre enthousiasme :
1er obstacle : Situation socio-économique actuelle
D’une part, la question de l’asile est actuellement au cœur d’un houleux débat et, d’autre part, certains délits (déplorables par ailleurs) commis par une petite minorité d’entre nous sont médiatiquement exagérés et amplifiés. Cet état de fait a la désagréable conséquence d’augmenter le malaise au sein des habitants que nous sommes obligés de côtoyer tous les jours (le malaise étant aujourd’hui déjà présent dû à la fameuse « actuelle crise économique »). Ainsi, malgré nous, nous devenons la cible privilégiée des regards et comportements hostiles.
2ème obstacle : Le Permis N et l’inégalité des chances
Pendant les recherches d’un emploi, d’un enrôlement pour un apprentissage ou d’un appui financier, quelques soient la qualification, les connaissances et l’expérience, la réaction suscitée par la présentation de notre seule pièce d’identification valable (le permis N) est toujours la même : des haussements d’épaules, des moues gênées, des regards fuyants et des soupirs de dépit… accompagnés d’une réponse négative certaine. Le message est très clair : Ce fameux Permis N nous disqualifie d’office. Il fait fuir les employeurs et les sponsors.
3ème obstacle : La vie sociale
Comment mener une vie sociale ordinaire dans un contexte où, malgré nous, nous sommes la « bête noire » de la société ? Comment oser participer aux différentes manifestations populaires, aux fêtes de quartier ou de village ? Avec tristesse, nous observons de loin les successions de fêtes interculturelles ou de quartiers, les foires et les manifestations joyeuses. Puisque nous n’y sommes jamais conviés ! Mais ce n’est pas tout : chaque jour nous voyons passer, la main dans la main, par-ci des familles suisses souriantes, par là des familles d’immigrés statutaires riantes (alors que nous sommes coupés de tout contact avec nos familles). Souvent encore (surtout pour ceux qui ont dû, par l’exil, quitter leurs fiancé(e)s ou époux(ses), car il y en a beaucoup parmi nous), nous devons nous forcer à ne pas remarquer les couples d’amoureux qui s’embrassent en public… devant nous. En outre, nous entendons parler de temps en temps de la multitude d’associations, de groupements et de cercles sociaux, actifs et initiés soit par des suisses soit par des immigrés. Quoique ouverts à tout le monde, aucun de ces derniers n’est destiné à nous R.A..
4ème obstacle : Actes d’humiliation et/ou de discrimination
L’anecdote suivante est l’une des mésaventures douloureuses qui me sont arrivées ici en Suisse. Elle illustre certaines expériences humiliantes et discriminatoires que connaissent les R.A., en particulier ceux d’origine africaine :
Fin 2003, Gare de la Chaux-de-Fonds : par un après-midi d’hiver, j’entre dans le train en partance pour Neuchâtel. Quelques minutes après le départ, deux messieurs en uniforme entrent dans le wagon dans lequel à peu près une vingtaine de passagers et moi-même sommes confortablement installés. « Contrôle d’identité ! » lance l’un d’eux à voix haute. Froissement de papier… chacun fouille dans ses affaires à la recherche des pièces réclamées. Aussitôt, ces messieurs commencent leur procession siège par siège, l’un tourné vers la rangée gauche l’autre vers la droite, la mienne. Progressivement, sans y toucher, ils jettent des rapides coups d’œil aux identités que tout le monde exhibe. Arrivé à ma hauteur (au milieu du wagon), première surprise : L’un d’eux prend ma pièce d’identité et me demande de me lever. Deuxième surprise : son compagnon, arrivé entre-temps à la même hauteur, abandonne sa besogne et rejoint son collègue. Troisième surprise : Sous les regards des autres passagers, les deux fonctionnaires me demandent de retirer ma veste d’hiver ensuite d’en vider le contenu ainsi que celui de toutes les autres poches des vêtements que je porte (en d’autres mots exposer mes effets personnels). Demandés poliment pourquoi, ils répondent menaçants : « Nous faisons notre travail ! ». Alors, intimidé et la mort dans l’âme, je m’exécute en tremblant. Documents personnels, photos privées, préservatifs, pièce d’identité sont étalés au vu de tous, là dans le train. Quatrième surprise : après un regard sur mon « étalage », ils me laissent là, désemparé, sans un mot d’explication. Quelques moments après, quand j’ai pu enfin reprendre mes esprits, je me suis plusieurs fois posé la question de savoir quel mal j’avais fait pour mériter ce traitement spécial. J’étais, me disais-je, correctement habillé et Je n’avais commis aucun crime. Je n’avais, non plus, rien dérangé ni personne. A moins que je ne sois pas un être humain comme les autres. Pourtant en observant attentivement mes compagnons de voyage je n’ai rien remarqué de différent à part… une plus riche pigmentation au niveau de ma peau. Etait-ce la raison ?
Ce petit récit n’a pas pour but de critiquer ou discréditer les représentants de l’ordre quels qu’ils soient. Loin de là ! Car, chaque jour, je me rends compte et suis très reconnaissant du travail remarquable (parfois ingrat) qu’accomplissent ces derniers lorsqu’ils assurent l’ordre public et la sécurité de la population. De plus, j’ai connu bien de contacts cordiaux et assez agréables avec d’autres personnes en uniforme. Cependant si cet incident est arrivé ne fut ce qu’une seule fois, il ne serait pas inutile de le relever ici, uniquement dans le but objectif de trouver des solutions préventives. De fait, les dégâts psychologiques que cette expérience malheureuse ont causés en moi ne sont pas négligeables car, depuis ce jour, chaque fois qu’une personne en uniforme entre dans le wagon où je suis installé, quoique je n’aie rien à me reprocher, je ne peux m’empêcher d’avoir un vif pincement au cœur; ce même cœur commence à battre la chamade pendant que mes mains tremblent !
Il me serait impossible, dans les limites du présent document, de décrire le désarroi que connaissent la plupart d’entre nous R.A., lorsqu’ils arrivent dans les villes et sont confrontés à des réalités, attitudes ou invectives similaires. Cette détresse est d’autant plus insupportable que, ironie du sort, nous venons d’échapper de chez nous à une autre sorte d’oppression, sinon à la mort !
Voilà en bref le contexte dans lequel ce projet est en train de voir le jour. Pour nous R.A. (peut-être pour beaucoup d’autres), il s’agit d’un contexte d’inégalités flagrantes et, parfois d’oppressions psychiques. Un contexte caractérisé par une privation des besoins les plus élémentaires de bien-être, besoins pourtant dont les solutions sont souvent à portée de la main. En effet, c’est à croire que tout le monde autour de nous semble faire fi de notre existence. Incroyablement, même les immigrés statutaires (auparavant R.A.) nous évitent !
Eté 2004, Jean-Paul Mahoro